Une entreprise «libérée», avec des collaborateurs autonomes et une hiérarchie opérationnelle supprimée: c’est ce que vit depuis trois ans et demi la PME Uditis, fournisseur de services informatiques à Peseux (NE), qui compte une cinquantaine de collaborateurs et fête ses vingt ans ce vendredi. Fin 2016, l’entreprise, au modèle déjà assez horizontal, décide d’instaurer un changement radical: il n’y aura plus aucune règle et les chefs ne seront plus des décideurs. Mais la mise en pratique de ce système a révélé ses failles. Depuis, l’entreprise a procédé à plusieurs ajustements, pour trouver son «déséquilibre», comme aime à le dire Michel Perrin, son directeur au franc-parler. Aujourd’hui, les employés, déjà habitués du télétravail, ont déserté les bureaux d’Uditis en raison du coronavirus. En cette période houleuse, le directeur revient sur la transformation de l’entreprise et en tire un bilan. Le Temps: Pourquoi avez-vous décidé de devenir une entreprise libérée il y a un peu plus de trois ans ? Michel Perrin: Un de mes associés a suivi, il y a cinq ans, un cours sur les nouveaux modèles managériaux où il a été question des entreprises libérées. Il a trouvé ça génial et a commencé à m’acheter des livres sur le sujet, et nous avons assisté à de nombreux séminaires. En parallèle, j’avais commencé une formation de coach, pour devenir davantage un accompagnant qu’un dirigeant. Ce que nous cherchions à travers ce nouveau modèle, c’était de donner plus de sens à nos journées de travail et de respecter davantage l’humain. Que s’est-il passé le jour J du changement ? Je pense que nous avons d’abord fait une grosse bêtise. Nous n’en avons pas assez parlé avec tous nos collaborateurs, et nous avons omis de transmettre notre enthousiasme pour ce type de modèle. Et en décembre 2016, nous sommes arrivés avec nos gros sabots en disant: «Il n’y a plus de hiérarchie, plus de règles dans l’entreprise.» L’idée était que chacun se débrouille et fasse son travail en étant autonome et engagé. C’était typiquement le modèle de l’entreprise libérée. Mais c’est un modèle qui ne fonctionne pas, parce qu’il est dogmatique, alors que certaines personnes n’aiment pas être autonomes, ou avoir des responsabilités. Le modèle «sans foi, ni loi», je n’y crois plus. Quand on est un groupe – Uditis a aussi acquis plusieurs sociétés – il faut des règles du jeu communes. Ça a été le chaos. Les collaborateurs se sont dit: «Ils ont fumé quoi ?» Vous avez donc dû faire marche arrière? Nous avons pris nos distances avec le modèle de l’entreprise libérée pour l’adapter en permanence à notre propre vécu. Notre chance a été la fidélité de nos collaborateurs: ils nous ont fait confiance. Et la suite a été géniale: après six mois, des collaborateurs sont venus nous demander un cadre minimum pour pouvoir fonctionner ensemble. Nous avions complètement laissé tomber notre règlement interne de 23 pages. Mais quand ils ont réclamé des règles, nous les avons écrites ensemble, pour un document beaucoup plus léger, de sept pages. Aujourd’hui, ce qui a changé, c’est que les associés ne sont la plupart du temps plus consultés pour les décisions quotidiennes. Elles sont prises par le collaborateur qui est le plus à même de les prendre, et visibles de tous sur un document. Il n’y a pas non plus d’horaires quotidiens fixes: nous estimons que les contraintes et exigences sont celles du métier et des clients, pas celles qu’impose l’organisation: c’est le rendu final qui compte. Mais nous sommes encore en recherche: pour moi, une entreprise doit être en perpétuel déséquilibre, pour pouvoir s’adapter facilement à la société qui change. Si vous cherchez l’équilibre, vous êtes dans un modèle dogmatique. Et que vous révèle cette période de coronavirus? Votre organisation tient-elle? Oui, elle tient, elle est même salvatrice, à mon avis. Parce que notre modèle organisationnel, qui est plus transparent et ouvert aux questions, permet de mieux appréhender les actions des collaborateurs, et parce que, pour le quotidien, chaque «cercle métier» de l’entreprise a sa propre autonomie, la distance ne pose donc pas un réel problème. Nous avons la chance d’avoir des professions qui peuvent aisément se pratiquer à domicile. Nous constatons aussi que le fait d’avoir offert la possibilité du télétravail dès 2011 a simplifié sa mise en œuvre durant cette période. Votre organisation est-elle aujourd’hui très différente d’une PME à l’organisation souple? Je pense que oui, parce que nous fonctionnons véritablement par collectifs, ou cercles métiers, le cercle «marketing» ou «réseaux informatiques» par exemple, accompagnés par un «rôle», c’est-à-dire un référent davantage qu’un dirigeant. Des rôles sont créés au fur et à mesure en fonction des besoins. Et, par exemple, quand il faut embaucher un nouveau collaborateur, le cahier des charges est écrit par le cercle métier, et l’appel à candidatures est lancé à l’interne. Si personne ne se présente, le référent «ressources humaines» lance une campagne de recrutement et trie les premiers dossiers. Mais ensuite, ce sont les collaborateurs du cercle eux-mêmes qui choisissent leur collègue. Moi, je ne vois souvent les nouveaux que lorsqu’ils arrivent. Quel a été l’impact de ce changement de modèle sur vos affaires?Je pensais que nous allions perdre de l’argent pendant trois ans mais qu’il s’agissait d’un investissement pour le futur. Mais durant cette période, nous avons un peu augmenté notre volume d’affaires, et quasi doublé notre marge. Je ne peux pas dire que c’est grâce à cette organisation, mais elle fait partie des facteurs. Vous êtes médiatisé et souvent appelé à parler de votre organisation. Etait-ce une stratégie de communication? Non et, au début, ce modèle faisait plutôt rire. Mais faire des conférences – j’ai aussi le «rôle» marketing – sur notre fonctionnement me permet d’alimenter le débat, et de communiquer. Dire qui nous sommes permet aussi de donner confiance en notre entreprise. Comment voyez-vous l’après-coronavirus pour Uditis ? Nous espérons que nos clients tiendront le choc, cela dépendra forcément du temps de confinement. Une chose est sûre, nous devrions en profiter pour imaginer le plan B d’une économie de marché, humaine, équitable, sociale, locale et porteuse de sens et de valeurs. C’est une réelle occasion à saisir mais je crains que le mal ne soit pas encore assez fort pour envisager un changement. Source : Le Temps du 1er mai 2020 - Julie Eigenmann
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